Le juge ne

prit pas la direction de Denver. Lorsqu’il arriva à la route 36, il la traversa pour prendre la 7. C’était une belle matinée ensoleillée et, sur cette route secondaire, les voitures immobilisées n’étaient pas assez nombreuses pour l’empêcher de passer. Ce ne fut pas la même chose lorsqu’il arriva à Brighton. Pour éviter un colossal embouteillage, il lui fallut sortir de la route et traverser un terrain de football. Puis il continua en direction de l’est jusqu’à l’autoroute A-25. Un virage à droite l’aurait conduit à Denver. Mais il tourna à gauche – au nord – et s’engagea sur la rampe d’accès. À mi-pente, il se mit au point mort et regarda de nouveau sur sa gauche, à l’ouest, là où les Rocheuses se dressaient sereinement dans le ciel bleu, dominant Boulder de leur masse imposante.

Il avait dit à Larry qu’il était trop vieux pour courir les aventures. Dieu lui pardonne, mais c’était un gros mensonge. Son cœur n’avait pas battu avec autant d’entrain depuis au moins vingt ans, l’air n’avait jamais été aussi doux, les couleurs ne lui avaient jamais paru aussi vives. Il allait suivre la A-25 jusqu’à Cheyenne, puis prendre à l’ouest, vers ce qui l’attendait derrière les montagnes. Sa peau, devenue sèche avec l’âge, se hérissa pourtant à cette pensée. La A-80 vers l’ouest, jusqu’à Salt Lake City, puis traverser le Nevada jusqu’à Reno. Ensuite, il repartirait au nord, mais c’était sans importance. Car quelque part entre Salt Lake City et Reno peut-être plus tôt, on l’arrêterait on l’enverrait probablement ailleurs pour l’interroger. Et, tôt ou tard, une invitation lui serait sans doute faite.

Il était même pensable qu’il rencontre l’homme noir en personne.

– Allez, vas-y mon vieux, dit-il doucement.

Il passa la première et commença à descendre vers l’autoroute. Trois voies se dirigeaient vers le nord, toutes à peu près dégagées. Comme il l’avait deviné les embouteillages et les accidents qui s’étaient produits à Denver et aux environs avaient eu pour effet de gêner la circulation, si bien qu’il n’y avait presque pas de voitures dans ce sens. C’était le contraire de l’autre côté de la bande médiane – pauvres fous qui s’en étaient allés vers le sud, dans le fol espoir que la situation n’y serait pas aussi tragique. Tout allait donc bien. Pour le moment du moins.

Le juge Farris roulait, heureux de ce départ. Il avait mal dormi la nuit précédente. Il allait mieux dormir ce soir, à la belle étoile, son vieux corps emmitouflé dans deux sacs de couchage.

Il se demanda s’il reverrait jamais Boulder et se dit que c’était sans doute assez peu probable. Pourtant, il se sentait pris d’une sorte d’ivresse.

Ce fut un des plus beaux jours de sa vie.

Tôt dans l’après-midi, Nick, Ralph et Stu se rendirent à bicyclette jusqu’à la petite maison où Tom Cullen vivait tout seul. La maison de Tom était déjà devenue une attraction pour les plus anciens nouveaux habitants de Boulder. Stan Nogotny disait de cette maison que c’était comme si les catholiques, les baptistes et les adventistes du septième jour s’étaient alliés aux démocrates et aux fidèles du très respectable Moon pour créer chez Tom Cullen une sorte de Disneyland politico-religieux.

La pelouse qui s’étendait devant la maison offrait un étrange assortiment de statues. On y voyait une douzaine de Vierges Marie, certaines apparemment en train de donner à manger à des troupeaux de flamants roses en plastique. Le plus grand dépassait Tom d’une bonne tête et se tenait debout sur une patte terminée par quatre crampons qui s’enfonçaient dans la terre. Il y avait aussi un gigantesque faux puits dans lequel un grand Jésus phosphorescent en plastique se tenait debout, les mains étendues, bénissant les flamants roses. À côté, on voyait également une grosse vache de plâtre en train de s’abreuver dans un bassin où les oiseaux venaient prendre leur bain.

La porte s’ouvrit à toute volée et Tom sortit à leur rencontre, torse nu. À cette distance, pensa Nick avec ses yeux bleu clair et cette grosse barbe roussâtre, on aurait pu prendre Tom pour un écrivain ou un peintre extraordinairement viril. Mais de plus près, vous abandonniez cette idée en faveur d’une image un peu moins intellectuelle… Tout au plus, un artisan de la contre-culture qui prend le kitsch pour de l’originalité.

Et de très près, quand vous le voyiez sourire et parler à toute vitesse, vous compreniez sans l’ombre d’un doute qu’il manquait une bonne couche d’isolant dans le grenier de Tom Cullen.

Nick savait que l’une des raisons pour lesquelles il se sentait proche de Tom était qu’on l’avait pris lui aussi pour un arriéré mental, d’abord parce que son handicap l’avait empêché d’apprendre à lire et à écrire, ensuite parce que les gens supposaient qu’un sourd-muet devait nécessairement être attardé. Il avait tout entendu. Il lui manque une vis. Ramolli du ciboulot. Une araignée au plafond. Il a un petit grain. Il travaille du chapeau. Et, par ordre alphabétique : cinglé, cinoque, cintré, dingo, fada, loufoque, louftingue, maboul, marteau, piqué, siphonné, sonné, tapé, timbré, toc-toc, toqué, tordu, zinzin. Il se souvenait de ce soir où il s’était arrêté prendre quelques bières chez Zack le sale bistrot qui se trouvait à la sortie de Shoyo – la nuit où Ray Booth et ses copains lui avaient sauté dessus. À l’autre bout du bar, le garçon se penchait pour dire quelque chose à l’oreille d’un client. Sa main couvrait presque sa bouche si bien que Nick n’avait pu saisir que quelques fragments de ce qu’il avait dit. Mais il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre. Sourd-muet… probablement attardé… presque tous ces types le sont…

Mais de toutes ces vilaines expressions dont on se servait pour parler de l’arriération mentale, une convenait tout à fait à Tom Cullen. Nick l’avait souvent employée à son sujet, avec toute la compassion dont il était capable, dans le silence de son cœur. Et cette expression était la suivante : il lui manque une case. Ou plusieurs. C’était bien cela. Tom jouait aux cartes avec un jeu incomplet. Et ce qu’il y avait de dommage dans le cas de Tom, c’est qu’il lui manquait bien peu de cartes, et des petites par-dessus le marché – un deux de carreau, un trois de trèfle, quelque chose du genre. Mais sans ces cartes, vous ne pouviez tout simplement pas jouer. Sans elles, vous ne pouviez même pas réussir une patience.

– Nicky ! hurla Tom. Comme je suis content de te voir ! Putain, ça oui ! Tom Cullen est content.

Il sauta au cou de Nick qui sentit une larme picoter son œil malade, derrière le bandeau noir qu’il portait encore lorsque le soleil était très vif, comme aujourd’hui.

– Et Ralph aussi ! reprit Tom. Et celui-là… Toi, tu es… attendez…

– Je m’appelle…, commença Stu.

Mais Nick l’arrêta d’un geste de la main gauche. Il se servait de procédés mnémotechniques avec Tom et la méthode semblait donner des résultats. S’il parvenait à associer une chose connue à un nom dont il voulait se souvenir, le déclic se produisait assez souvent.

Nick sortit son bloc-notes de sa poche et commença à écrire quelque chose. Puis il le tendit à Ralph qui le lut à haute voix.

Comment appelle-t-on quelqu’un qui est idiot ?

Tom se figea. Son visage se vida de toute expression. Sa bouche s’ouvrit mollement, l’image même de l’idiot du village.

Stu était mal à l’aise.

– Nick, tu ne crois pas qu’on devrait…

– Stupide ! s’exclama

Tom qui se mit aussitôt à gambader. Stu est stupide ! Non ! Il s’appelle Stu !

Tom regarda Nick pour voir sa réaction et Nick lui fit le V de la victoire.

– Putain, Stu comme stupide, Tom Cullen sait ça, tout le monde sait ça !

Nick montra du doigt la porte de la maison.

– Tu veux entrer ? Sûr que oui, ça oui ! Tous on va entrer. Tom a décoré sa maison.

Ralph et Stu échangèrent un regard tandis qu’ils montaient les marches de l’entrée derrière Nick et Tom. Le pauvre garçon était toujours en train de « décorer ». Il ne « meublait »

pas, car la maison était naturellement meublée lorsqu’il s’y était installé. L’intérieur ressemblait maintenant à une de ces fantastiques illustrations qu’on trouve dans les livres d’enfants, illustrations qui ne peuvent sortir que de la plume de dessinateurs à l’esprit passablement dérangé.

Une énorme cage dorée où un perroquet empaillé, vert laitue, attendait patiemment, les pattes solidement ficelées au perchoir, était suspendue juste derrière la porte d’entrée et Nick dut se baisser pour passer dessous. Non, pensa Nick, Tom ne décore pas sa maison n’importe comment. Sinon, elle n’aurait pas été plus étonnante qu’une boutique de brocanteur. Mais il y avait quelque chose d’autre ici, quelque chose qui semblait à peine hors de portée d’un esprit ordinaire. Au-dessus de la cheminée du salon, une collection de stickers de cartes de crédit était artistiquement disposée sur un grand panneau carré. CARTE VISA ACCEPTÉE. EN

ESPECES OU MASTER CARD ? AMERICAN EXPRESS, NE PARTEZ PAS SANS ELLE. DINER’S

CLUB. La question qui se posait était la suivante : comment Tom savait-il que tous ces stickers faisaient partie d’un même ensemble fini, comme on dit en algèbre moderne ? Il ne savait pas lire. Pourtant, il avait compris que ces stickers avaient tous un dénominateur commun.

Une grosse bouche d’incendie en styrofoam était posée sur la table à café. Sur l’appui de la fenêtre, un gyrophare de voiture de police réfléchissait la lumière du soleil en larges éventails d’un bleu froid sur le mur.

Tom leur fit les honneurs de sa maison. Au sous-sol, la salle de jeu était remplie d’animaux empaillés que Tom avait trouvés chez un taxidermiste ; accrochés à une corde à piano pratiquement invisible, des oiseaux semblaient voler – hiboux, faucons, et même un aigle d’Amérique au plumage mité qui avait perdu l’un de ses yeux de verre jaunes. Une marmotte se dressait sur ses pattes de derrière dans un coin un écureuil dans l’autre, un sconse dans le troisième, une belette dans le dernier.

Au milieu de la pièce se trouvait un coyote, centre d’attention de tous les autres petits animaux.

La rampe de l’escalier était enrubannée avec du papier collant à rayures rouges et blanches, comme une enseigne de coiffeur. Dans le couloir du premier, des avions de chasse en plein vol, accrochés eux aussi à une corde à piano – Foker, Spad, Stuka, Spitfire, Zero, Messerschmitt. Le sol de la salle de bains était peint à l’émail bleu clair et sur cette mer artificielle voguaient les nombreux petits bateaux de Tom autour de quatre îles et d’un continent en porcelaine blanche : les quatre pattes de la baignoire, le socle de la cuvette des w.-c.

La visite terminée, Tom les raccompagna au rez-de-chaussée où ils s’assirent au-dessous du collage des cartes de crédit et en face d’une photo en trois dimensions de John et Robert Kennedy, sur fond de nuages dorés. LES DEUX FRÈRES SONT RÉUNIS AU CIEL, annonçait la légende.

– Vous aimez les décorations de Tom ? Vous les trouvez jolies ?

– Très jolies, répondit Stu.

Mais dis-moi, ces oiseaux, en bas… ils ne font jamais de bêtises ?

– Putain, non ! répliqua Tom, étonné. Ils sont remplis de sciure de bois !

Nick tendit un message à Ralph.

– Écoute, Tom, Nick voudrait savoir si tu veux bien qu’on fasse encore de l’hypnotisme. Comme l’autre jour avec Stan. Mais cette fois, c’est important, ce n’est plus un jeu. Nick dit qu’il t’expliquera plus tard.

– On y va, dit Tom. Tu… as…

trrrrrrrrès… envie… de dormirrrr… c’est ça ?

– Oui, c’est ça, répondit Ralph.

– Vous voulez que je regarde encore la montre ? Ça me dérange pas. Vous savez, quand vous la faites balancer ? Trrrrès… envie… Sauf que j’ai pas très envie de dormir. Putain, non. Je suis allé au lit très tôt hier soir. Tom Cullen va toujours au lit très tôt, parce qu’il y a pas de télé.

– Tom, est-ce que tu voudrais voir un éléphant ? lui demanda Stu tout doucement.

Tom ferma immédiatement les yeux.

Sa tête bascula en avant. Sa respiration se fit plus lente, plus profonde. Stu le regardait, stupéfait. Nick lui avait demandé de prononcer la phrase clé, mais Stu n’aurait jamais cru qu’elle produirait si vite ce résultat.

– Comme un poulet, quand on lui met la tête sous l’aile, dit Ralph.

Nick remit à Stu le « script »

qu’il avait préparé. Stu regarda longuement Nick qui ne détourna pas les yeux, puis hocha gravement la tête pour lui faire signe de continuer.

– Tom, tu m’entends ? demanda Stu.

– Oui, je t’entends, répondit Tom d’une voix étrange.

Stu leva les yeux. Ce n’était pas la voix habituelle de Tom, mais il n’aurait pu dire exactement pourquoi. Elle lui rappelait quelque chose qui était arrivé lorsqu’il avait dix-huit ans, le jour de la remise des diplômes au lycée. Ils étaient dans le vestiaire des garçons avant la cérémonie, tous ces camarades qu’il connaissait depuis… depuis le premier jour de l’école maternelle dans au moins quatre cas, la plupart des autres depuis presque aussi longtemps. Un instant, il avait vu à quel point ces visages avaient changé. Il était debout sur les carreaux du vestiaire, sa cravate à la main. Cette vision du changement l’avait fait frissonner alors, comme elle le faisait frissonner maintenant. Les visages qu’il avait regardés n’étaient plus des visages d’enfants… mais ils n’étaient pas encore devenus des visages d’hommes.

C’étaient des visages dans les limbes, des visages en suspens entre deux états parfaitement définis. Et cette voix qui sortait des ombres du subconscient de Tom Cullen ressemblait à ces visages si ce n’est qu’elle était infiniment plus triste. Stu pensa que c’était la voix d’un homme qui n’allait jamais être un homme.

Les autres l’attendaient.

– Je m’appelle Stu Redman, Tom.

– Oui. Stu Redman.

– Nick est ici.

– Oui, Nick est ici.

– Ralph Brentner est ici, lui aussi.

– Oui, Ralph est ici aussi.

– Nous sommes tes amis.

– Je sais.

– Nous voudrions que tu fasses quelque chose, Tom. Pour la Zone. C’est dangereux.

– Dangereux…

Le visage de Tom se troubla, comme l’ombre d’un nuage traversant lentement un champ de blé mûr.

– Il va falloir que j’aie peur ? Il va falloir…

La voix de Tom s’éteignit et il soupira.

Stu se retourna vers Nick, troublé.

Nick articula silencieusement : Oui.

– C’est lui, dit Tom en poussant un profond soupir.

Un soupir qui ressemblait au bruit que fait le vent froid de novembre dans un bois de chênes dépouillés de leurs feuilles. Stu sentit un frisson au fond de sa poitrine. Ralph était pâle.

– Qui, Tom ? demanda

doucement Stu.

– Flagg. Il s’appelle Randy Flagg. L’homme noir. Vous voulez que je…

Encore ce soupir, amer, si long.

– Comment le connais-tu, Tom ?

– La question n’était pas prévue dans le script.

– Les rêves… je vois sa figure dans les rêves.

Je vois sa figure dans les rêves. Mais aucun d’eux n’avait vu son visage, toujours caché.

– Tu le vois ?

– Oui…

– À quoi ressemble-t-il, Tom ?

Stu crut qu’il n’allait pas répondre et il se préparait à revenir au script quand Tom se remit à parler : – Il ressemble à tous les gens qu’on voit dans la rue. Mais quand il sourit, les oiseaux tombent morts des fils du téléphone. Lorsqu’il vous regarde d’une certaine manière, votre prostate s’enflamme et vous fait mal quand vous urinez. L’herbe jaunit et meurt là où il crache. Il est toujours dehors. Il est venu du temps. Il ne se connaît pas lui-même. Il porte le nom d’un millier de démons. Jésus l’a transformé un jour en un troupeau de porcs. Il s’appelle Légion. Il a peur de nous. Nous sommes à l’intérieur. Il connaît la magie. Il peut appeler les loups, habiter les corneilles. Il est le roi de nulle part. Mais il a peur de nous. Il a peur de… l’intérieur.

Tom se tut.

Les trois hommes se regardaient, pâles comme la mort. Ralph avait enlevé son chapeau et le pétrissait nerveusement. Nick se cachait les yeux avec la main. La gorge de Stu était devenue râpeuse comme du verre pilé.

Il s’appelle Légion. Il est le roi de nulle part.

Tu peux nous dire autre chose sur lui ? demanda Stu à voix basse.

– Seulement que j’ai peur de lui, moi aussi. Mais je vais faire ce que vous voulez. Tom… a si peur.

Et ce terrible soupir, encore.

– Tom, dit soudain Ralph, sais-tu si mère Abigaël… est encore vivante ?

– Le visage de Ralph était tendu, comme le visage d’un homme qui mise tout sur les dés qu’il vient de jeter.

– Elle est vivante.

Ralph se recula contre le dossier de sa chaise en prenant une grande respiration.

– Mais elle n’est pas encore avec Dieu, ajouta Tom.

– Pas encore avec Dieu ?

Pourquoi pas, Tom ?

– Elle est dans le désert, Dieu l’a emportée dans le désert, elle ne craint pas la terreur qui vole à l’heure de midi, ni la terreur qui rampe à l’heure de minuit… le serpent ne saurait la mordre pas plus que l’abeille la piquer… mais elle n’est pas encore avec Dieu. Ce n’est pas la main de Moïse qui fit jaillir l’eau du rocher. Ce n’est pas la main d’Abigaël qui a renvoyé les belettes le ventre vide. Il faut avoir pitié d’elle.

Elle verra, mais elle verra trop tard. Il y aura la mort. Sa mort à lui. Elle mourra du mauvais côté du fleuve. Elle…

– Faites-le arrêter, gémit Ralph. Vous ne pouvez pas le faire arrêter ?

– Tom ! dit Stu.

– Oui.

– Es-tu le Tom que Nick a rencontré en Oklahoma ? Es-tu le même Tom que nous connaissons lorsque tu es réveillé ?

– Oui, mais je suis plus que ce Tom-là.

– Je ne comprends pas.

Il bougea un peu, mais son visage endormi resta parfaitement calme.

– Je suis le Tom de Dieu.

Stu faillit laisser tomber les notes de Nick.

– Tu dis que tu feras ce que nous voulons.

– Oui.

– Mais est-ce que tu vois… est-ce que tu crois que tu reviendras ?

– Ce n’est pas à moi de le voir ni de le dire. Où dois-je aller ?

– À l’ouest, Tom.

Tom poussa un gémissement qui fit se dresser les cheveux de Stu. Vers quoi allons-nous l’envoyer ? Peut-être le savait-il. Peut-être y avait-il été lui-même, dans le Vermont, dans ce labyrinthe de couloirs où l’écho lui faisait croire qu’on le suivait, qu’on le rattrapait.

– À l’ouest, dit Tom. À l’ouest, oui.

– Nous t’envoyons pour regarder, Tom. Pour regarder, pour observer. Et ensuite pour revenir.

– Revenir et tout raconter.

– Tu peux faire ça ?

– Oui. Sauf s’ils me

prennent et s’ils me tuent.

Stu fit une grimace ; et tous les autres aussi.

– Tu partiras tout seul, Tom.

À l’ouest. Toujours à l’ouest. Tu sauras trouver l’ouest ?

– Là où le soleil se couche.

– Oui. Et si quelqu’un te demande pourquoi tu es là, voilà ce que tu vas répondre : Ils m’ont chassé de la Zone libre…

– Ils

m’ont chassé. Ils ont chassé Tom. Ils l’ont mis sur la route.

– …

parce que tu es faible d’esprit.

– Ils ont chassé Tom parce que Tom est faible d’esprit.

– … et parce que tu pourrais avoir une femme et que la femme pourrait avoir des enfants idiots.

– Des enfants idiots comme Tom.

L’estomac de Stu protestait violemment. Sa tête lui pesait comme du plomb, comme s’il souffrait d’une terrible gueule de bois.

– Allez, répète ce que tu vas dire si quelqu’un te demande ce que tu fais à l’ouest.

– Ils ont chassé Tom parce qu’il est faible d’esprit. Putain, oui. Ils avaient peur que j’aie une femme, comme on a une femme avec son zizi dans le lit. Que je lui fasse des petits idiots.

– C’est ça, Tom. C’est…

– Ils m’ont chassé, dit Tom d’une voix douce et plaintive. Ils ont chassé Tom de sa jolie maison et ils lui ont dit de se mettre en route avec ses pieds.

Stu s’essuya les yeux d’une main tremblante. Il regarda Nick. Mais il voyait deux Nick, trois même.

– Nick, je ne sais pas si je peux terminer, dit-il d’une voix à peine audible.

Nick regarda Ralph qui secouait la tête, pâle comme un linge.

– Termine, dit Tom, et le son de sa voix surprit tout le monde. S’il te plaît, ne me laisse pas dans le noir.

Stu fit un effort pour continuer.

– Tom, tu sais de quoi a l’air la pleine lune ?

– Oui… elle est grosse et toute ronde.

– Pas une demi-lune, non, une lune toute ronde.

– C’est ça.

– Lorsque tu verras cette grosse lune ronde, tu repartiras vers l’est. Tu reviendras chez nous. Tu reviendras chez toi, Tom.

– Oui, quand je la verrai, je vais revenir. Je vais revenir chez moi.

– Et quand tu reviendras, tu marcheras la nuit et tu dormiras le jour.

– Je marcherai la nuit et je dormirai le jour.

– C’est ça. Et tu te

cacheras bien pour que personne ne te voie.

– Personne.

– Mais quelqu’un pourrait quand même te voir, Tom.

– Oui, quelqu’un pourrait.

– Si quelqu’un te voit, tue-le.

– Tue-le, répéta Tom, après une hésitation.

– S’ils sont plusieurs, cours.

– Cours, répéta Tom, plus sûr de lui.

– Mais essaye bien de ne pas te faire voir. Tu peux tout répéter depuis le début ?

– Oui. Revenir à la pleine lune. Pas la demi-lune, pas la lune presque ronde. Marcher la nuit, dormir le jour. Ne laisser personne me voir. Si quelqu’un me voit, le tuer. Si plusieurs personnes me voient, courir. Mais essayer de ne pas me faire voir.

– C’est très bien. Maintenant, tu vas te réveiller dans quelques secondes. D’accord ?

– D’accord.

– Quand je parlerai de l’éléphant, tu te réveilleras, d’accord ?

– D’accord.

Stu se rassit en poussant un long soupir.

– Merci mon Dieu, c’est fini.

Nick approuva du regard.

– Tu te doutais que ça pouvait arriver, Nick ?

Nick secoua la tête.

– Comment peut-il savoir ces choses ?

Nick fit un geste dans la direction de son bloc-notes. Stu le lui tendit, heureux de s’en débarrasser. Ses doigts avaient maculé de sueur la page où Nick avait écrit son script, au point qu’elle était presque devenue transparente. Nick écrivit quelque chose et rendit le bloc à Ralph qui lut le message en remuant lentement les lèvres, puis passa le bloc à Stu.

Les fous et les retardés ont parfois été considérés dans le passé comme des hommes investis de pouvoirs divins. Je ne crois pas qu’il nous ait dit quoi que ce soit qui puisse nous être utile en pratique, mais il m’a fait drôlement peur. Il a parlé de magie. Comment combattre la magie ?

– Ça me dépasse complètement, marmonna Ralph. Ces choses qu’il a dites sur mère Abigaël, je ne veux même pas y penser. Réveille-le, Stu, et partons d’ici aussi vite que possible.

Ralph était au bord des larmes.

Stu se pencha en avant.

– Tom ?

– Oui.

– Tu voudrais voir un éléphant ?

Tom ouvrit aussitôt les yeux et regarda autour de lui.

– Je vous avais bien dit que ça ne marcherait pas. Putain, non. Tom dort pas au milieu de la journée.

Nick tendit une feuille de papier à Stu qui y jeta un coup d’œil, puis s’adressa à Tom.

– Nick dit que tu as très bien réussi.

– Ah bon ? Je me suis

mis debout sur la tête, comme l’autre fois ?

Avec un petit pincement de honte, Nick se dit en lui-même : non, Tom, cette fois tu as fait des tours bien plus fantastiques.

– Non, répondit Stu. Tom, nous sommes venus te demander si tu pouvais nous aider.

– Moi ? Aider ? Sûr

que oui ! J’aime beaucoup aider !

– C’est dangereux, Tom. Nous voulons que tu partes à l’ouest, puis que tu reviennes et que tu nous dises ce que tu as vu.

– D’accord, pas de problème, fit Tom sans la moindre hésitation.

Mais Stu crut voir une ombre fugace traverser son visage… et s’attarder quelque temps derrière ses yeux bleus naïfs.

– Quand ? reprit Tom.

Stu posa doucement la main sur le cou de Tom et se demanda ce qu’il pouvait bien faire ici. Comment y voir clair quand on n’est pas mère Abigaël, quand on n’a pas une ligne directe avec le ciel ?

– Très bientôt, déclara-t-il doucement. Très bientôt.

le fléau
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